Memory Lane

20 Avril - 22 Mai 2016
Memory Lane

Realms of Memory

par Pau Waelder

Memory Lane trouve son origine à plusieurs endroits des communes de Ribadesella et Llanes (Asturies), où Félix Luque et Iñigo Bilbao puisent leurs souvenirs d'enfance et de jeunesse. Ce sont des espaces naturels – des plages, des zones rocheuses, une forêt – qui sont non seulement la source d'inspiration du projet mais aussi qui l'alimentent au sens propre du terme. Convertis en données au moyen de techniques de numérisation et de modélisation 3D, ils constituent le moule à partir duquel les pièces de cette installation ont été sculptées. D'un côté, des images des sites, issues d'un modèle 3D formé uniquement de millions de points blancs sur un fond noir, défilent lentement en travelling sur deux grands écrans. Les silhouettes délicates des objets permettent de reconnaître une forêt touffue ou une zone rocheuse sur une image en noir et blanc, dont le subtil éclairage central nous laisse imaginer la partie qui reste dans l'ombre. De l'autre côté, un rocher d'une plage, numérisé et reproduit dans les moindres détails – hormis sa couleur et son poids – flotte au-dessus de puissants électroaimants fixés sur une structure qui se déplace lentement sur un axe horizontal. Le son produit par le champ magnétique est amplifié, créant un environnement sonore qui plonge ces deux pièces dans une atmosphère propice à la méditation. L'installation forme ainsi un tout : le rocher et le paysage qui s'unissent dans leur lent déplacement et l'aspect hyperréaliste – mais à la fois clairement artificiel – constituent deux éléments d'une même exploration de la mémoire et de l'espace, de la perception de la réalité et de la capacité humaine à produire des fictions, que ce soit dans le cadre d'un simple jeu d'enfants ou à l'issue d'un processus technologique complexe.

Il est intéressant de prendre le temps d'examiner les dispositifs employés pour créer ces pièces afin de mieux comprendre leur forme et leur signification. Un scanner 3D est un appareil qui collecte des informations sur les surfaces qui l'entourent en enregistrant la position exacte de millions de points, à l'aide d'un laser qui tourne sur lui-même et qui relève des coordonnées en prenant comme référence le dispositif lui-même, situé au centre d'un système sphérique. En balayant les différentes surfaces, le laser détermine peu à peu la forme et la localisation de chaque objet grâce à l'accumulation de ces points, qui forment ce que l'on appelle un « nuage de points », un modèle 3D remarquablement précis malgré son apparente fragmentation. Naturellement, l'appareil enregistre tout ce qui se trouve autour de lui à l'exception de lui-même, la reproduction obtenue traçant donc sur le sol un cercle parfait et vide qui indique la position du scanner. Du fait que toutes les coordonnées partent de l'appareil lui-même, la reconstitution de l'espace est limitée à un point de vue unique : il ne peut enregistrer la forme de ce qui se trouve derrière les surfaces captées. C'est pourquoi on réalise généralement plusieurs prises en situant le scanner à divers endroits pour obtenir une numérisation plus complète. Pour la numérisation d'un objet, le processus est d'une certaine manière inverse : le scanner capte la surface de l'objet sous divers angles et rassemble ensuite les données partiellement acquises dans un seul modèle 3D qui reproduit fidèlement l'apparence externe de l'objet. C'est un procédé analogue à la sculpture dans la mesure où il se rapproche de la technique du pointomètre, popularisée au XIXe siècle, qui permet de reproduire un modèle en plâtre sur un bloc de marbre en marquant les points de référence qui déterminent la forme de l'original. Le scanner « sculpte » ainsi les sites de Ribadesella et Llanes sur plusieurs modèles 3D et produit également un modèle du rocher qui est fraisé par un robot à cinq axes à partir d'un bloc de mousse époxy. Telles des sculptures, les deux pièces suggèrent une expérience tactile, aussi bien dans le processus consistant à vider l'espace défini par les surfaces des pierres et des arbres que dans la taille précise du bloc d'où l'on a tiré la réplique du rocher. Cependant, cet aspect tactile se limite à une simple illusion d'optique, un trompe-l'œil évident créé par les artistes afin de mettre l'accent sur la façon dont les moyens technologiques nous permettent de reproduire la réalité. Félix Luque1 explique qu'il est surtout intéressé par la possibilité de générer une fiction à partir de la numérisation d'un espace réel. Cet espace ne peut être un lieu quelconque mais doit posséder, d'après l'artiste, « un haut potentiel sur le plan de l'imagination ».

Lieux de mémoire

Luque et Bilbao ont sélectionné des endroits qui renferment ce potentiel car ils furent le décor de leurs fantaisies d'enfants et de leurs rêves d'adolescents. Ces espaces, fréquentés en été, étaient dissociés de la routine quotidienne et pouvaient donc être définis comme des lieux à mi-chemin entre la réalité et l'imaginaire. Avec la numérisation, ils deviennent ce que Pierre Nora appelle des lieux de mémoire : « des endroits où l'on signale un moment historique, où l'on génère une mémoire de façon délibérée, où l'on dote l'espace d'une valeur symbolique » (Nora, 1989:12). Cependant, il ne s'agit pas ici de l'Histoire avec un grand H mais de la biographie des artistes, de l'importance de ces lieux dans leur histoire personnelle. Ce sont donc les lieux de leur propre mémoire, dont la valeur est déterminée par leurs expériences individuelles et qui sont dépourvus des référents communs d'une mémoire collective. Aux yeux du spectateur, ce sont des endroits anonymes, impossibles à identifier au-delà de leurs caractéristiques essentielles, malgré l'extrême précision avec laquelle ils ont été reproduits. À la fois spécifiques et génériques, ces lieux ont été consciemment réélaborés par les artistes pour accueillir les souvenirs de toute personne qui les observe. Ils s'éloignent ainsi de la réalité dont ils ont été tirés pour devenir des espaces qui, comme les lieux de mémoire, « n'ont pas de référent dans la réalité ou plutôt sont leur propre référent : des signes purs, exclusivement autoréférentiels » (Nora, 1989:23). Leur propre construction en fait des espaces fictifs : bien qu'ils disposent des moyens de créer des images photoréalistes, les artistes choisissent de montrer le nuage de points qui, d'après Luque, « n'est ni du cinéma, ni de la photographie ni de la réalité ». La numérisation permet de créer non pas une simple image, mais une réalité malléable à l'aide d'un modèle 3D qui finit par établir un nouveau mode de perception. On observe sur ces images un espace réel, palpable mais aussi délibérément présenté comme une succession de coordonnées géométriques, un ensemble de points dans un environnement simulé.

Par ailleurs, la précision du modèle généré donne lieu à un niveau de complexité inédit dans la conception de l'archive et de la mémoire. Pierre Nora affirme que notre société souffre d'une « hypertrophie de la mémoire » due au besoin de tout archiver, sans discerner ce qui mérite ou pas d'être remémoré (Farr, 2012:63). Les moyens technologiques facilitent ce travail tout en générant d'énormes quantités de données qui, comme dans ces paysages de Ribadesella et Llanes, peuvent être reconstruites et manipulées. Ainsi, la mémoire ne repose plus sur de vieilles photos jaunies mais se construit de plus en plus à partir de méticuleuses reconstitutions d'espaces physiques par le biais de modèles 3D parfaits, qui ne constituent cependant qu'une carcasse vide, un trompe-l'œil. D'après Nora, notre mémoire est désormais « intensément rétinienne et puissamment télévisuelle » (Farr, 2012:66), puisqu'elle se construit à partir de photos et de vidéos. Les paysages façonnés par Luque et Bilbao annoncent un autre type de mémoire, qui s'appuie sur des maquettes détaillées de la réalité saisie à un moment précis, des lieux qui peuvent être revisités, explorés mais aussi altérés. La mémoire devient ainsi beaucoup plus précise mais aussi plus irréelle, telle une collecte systématique de détails qui évoque le mal dont souffrait Ireneo Funes, le personnage de Jorge Luis Borges qui se souvenait du moindre détail de chaque chose qu'il avait perçue, « chaque feuille de chaque arbre de chaque forêt, [et] chaque fois qu'il l'avait perçue ou imaginée » (Borges, 1971:125). La mémoire débordante de Funes trouve son équivalent dans la capacité du scanner 3D à enregistrer les moindres détails d'un espace chaotique ou extrêmement complexe, comme la forêt ou les rives rocheuses de Cantabrique. C'est un niveau de mémoire qui dépasse la capacité humaine et qui peut même remplacer l'expérience d'un lieu : tandis que la mémoire vécue est plus complète et plus nette que ce que permet de saisir une photo ou une vidéo, un modèle 3D nous permet de savoir tout ce qu'il y avait à cet endroit précis, même si on ne l'a pas perçu. Comme nous l'avons dit précédemment, malgré le niveau de détail, il manque un fragment dans ce modèle : l'espace occupé par le scanner lui-même laisse un cercle vide sur le sol. Il n'y a pas de données dans ce cercle parce que le scanner ne peut se numériser lui-même. Comme dans notre mémoire, les expériences vécues sont enregistrées sous une perspective individuelle et ne comprennent pas notre propre image : la présence de l'observateur laisse un vide dans l'enregistrement du vécu. Cette absence est soulignée par les artistes sur les modèles tridimensionnels des lieux de leur enfance, où ils ont maintenu le vide laissé par le scanner. Un cercle obscur, qui peut être interprété comme un trou, interrompt le relief minutieux du sol dans chaque scène, acquérant une présence mystérieuse parce qu'il suspend l'illusion de réalité mais aussi parce que c'est l'endroit d'où émane la lumière. Il est impossible de l'ignorer et sa présence-absence s'avère tout aussi mystérieuse que le monolithe du film 2001 : l'Odyssée de l'Espace (Stanley Kubrick, 1968) ou le dodécaèdre de Chapter I : The Discovery de Félix Luque, qui nous rappelle que ce que nous observons n'est autre qu'un espace artialisé.

« Je n'ai pas grand chose à dire à propos de la campagne : la campagne n'existe pas, c'est une illusion » (Perec, 1974:94). L'écrivain Georges Perec exprime avec humour ce qu'Alain Roger affirmait également dans son Court traité du paysage : « un paysage n'est jamais naturel, mais toujours culturel » (Roger, 2000:141). Comme l'indique le philosophe, le territoire se transforme en paysage à travers un processus d'artialisation, c'est-à-dire de transformation de la nature – sous l'effet d'une intervention directe ou simplement du regard – en un espace de contemplation esthétique (Roger, 2000:181). Contrairement au citadin de passage, celui qui vit à la campagne ne voit pas la nature comme un paysage. Cette connotation exige un certain recul propre à l'étranger qui parcourt ces espaces de façon occasionnelle, durant ses loisirs, et qui peut donc se livrer à une contemplation désintéressée. Félix Luque et Iñigo Bilbao retournent dans ces lieux de Rivadesella et Llanes en qualité de visiteurs, se remémorant les moments passés dans ces espaces de loisirs, et peuvent donc les observer comme des paysages. La numérisation du territoire complète son artialisation : les données acquises par le scanner permettent de construire une fiction qui, comme nous l'avons vu, est clairement exprimée par le traitement de l'image qui en résulte. La forêt ou la plage ne sont plus des espaces fonctionnels (où l'on peut jouer, faire du surf ou se détendre) ni même des espaces réels, mais des images d'espaces destinés à être contemplés. La définition même de l'espace est mise en doute si l'on s'en remet à la définition proposée par Perec : « L'espace, c'est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue bute : l'obstacle : des briques, un angle, un point de fuite : l'espace, c'est quand ça fait un angle, quand ça s'arrête, quand il faut tourner pour que ça reparte » (Perec, 1974:109). Les mots de l'écrivain nous rappellent le fonctionnement du scanner, dont le « regard » se heurte aux objets qui l'entourent et génère l'espace que nous observons. L'espace n'est autre qu'un vide qui permet au laser d'atteindre les surfaces cartographiées dans un nuage de points. Nous tirons de ce vide l'illusion d'un lieu et de ce lieu l'illusion d'un souvenir.

La troisième loi de Clarke

Un rocher se déplace lentement, en lévitation. Cela pourrait être un tour de magie, une illusion d'optique, mais il s'agit d'une prouesse technologique : le rocher est fait de mousse époxy, dense mais légère, à la base de laquelle ont été fixés des aimants. Une plateforme équipée d'un système de lévitation à électroaimants a été installée sur une table motorisée, qui permet à la pièce de se déplacer horizontalement. Ce déplacement, qui peut être associé à celui des animations, renforce l'effet visuel de lévitation et donne une présence plus marquée au rocher. De même que dans les paysages, un jeu se crée ici entre la réalité et la fiction : le rocher est effectivement en lévitation, défiant la loi de la gravité, mais on voit bien qu'il ne s'agit pas d'un vrai rocher et que la lévitation est produite par une série de moyens technologiques et non par magie. Les artistes ont choisi de ne pas occulter ces mécanismes mais de les rendre, au contraire, bien visibles, de créer un système ouvert dont le fonctionnement dévoilé n'atténue d'aucune façon la fascination qu'il exerce. « Le rocher symbolise l'imagination de l'enfant » affirme Félix Luque, « un rocher qui lévite représente le pouvoir d'imaginer. » Le rôle que joue le rocher dans cette installation témoigne du lien entre la scène, la technologie et la fiction qui se trouve au cœur de l'œuvre de Luque : c'est un objet à la fois mystérieux et accessible, qui ne cache pas les processus qui sont à son origine. Au contraire, il recherche une esthétisation de la machine, qui n'exécute pas ses actions à des fins utilitaires mais qui est présentée comme une sculpture, un objet de contemplation et de réflexion.

Dans ce sens, un parallèle peut être établi avec la critique formulée par Gilbert Simondon contre la perception généralisée des objets techniques. D'après le philosophe français, « La culture se conduit envers l'objet technique comme l'homme envers l'étranger quand il se laisse emporter par la xénophobie primitive. [...] la machine est l'étrangère ; c'est l'étrangère en laquelle est enfermé de l'humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l'humain » (Simondon, 2008:31). Luque joue avec cette perception de la machine comme quelque chose d'inconnu, suscitant fascination et rejet, ainsi qu'avec la notion de l'objet technique comme quelque chose de purement utile. Cette idée est de nouveau exprimée par Simondon : « La culture est déséquilibrée parce qu'elle reconnaît certains objets, comme l'objet esthétique, et leur accorde le droit de cité dans le monde des significations, tandis qu'elle refoule d'autres objets, et en particulier les objets techniques, dans le monde sans structure de ceux qui ne possèdent pas de signification, mais seulement un usage, une fonction utile » (Simondon, 2008:32). Félix Luque revendique l'aspect esthétique de l'objet technique, créant pour cela des machines qui ne remplissent pas seulement une fonction utile mais qui génèrent aussi des processus dotés d'un certain caractère narratif. Dans ce cas, le rocher qui lévite nous renvoie à l'affirmation de l'écrivain Arthur C. Clarke, qui formula en 1962 la troisième de ses célèbres « lois » sur le développement scientifique : « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. » L'auteur établit ainsi un lien entre les « deux cultures » (sciences et humanités, comme les décrivait le physicien C.P. Snow dans un texte influent de 1959) tout en évoquant la possibilité de conjuguer l'intuition et l'imagination avec la rigueur et la précision des méthodes scientifiques et technologiques. Dans ses œuvres, Félix Luque emploie la technologie de pointe pour nous confronter au mystère, à la magie en quelque sorte, qui éveille notre imagination et nous entraîne à chercher une communication avec la machine, cette étrangère qui, comme le montre ce projet, peut nous aider à explorer quelque chose de profondément humain.

Pau Waelder, Juillet 2015
www.pauwaelder.com
(traduction Espagnol->Français par www.polisemia.com)

Bibliographie
  • Borges, Jorge Luis (1971) Ficciones. Barcelone : Planeta.
  • Farr, Ian, éditeur (2012) Memory. Documents of Contemporary Art. Londres-Cambridge : The Whitechapel Gallery-MIT Press.
  • Nora, Pierre (1989) « Between Memory and History: Les Lieux de Mémoire ». In : Representations, nº 26, numéro spécial : Memory and Counter-Memory (printemps 1989). Berkeley : University of California Press, 7-24.
  • Perec, Georges (1974) Espèces d'espaces. Paris : Éditions Galilée.
  • Roger, Alain (2000) Breu tractat del paisatge. Barcelone : Edicions La Campana.
  • Simondon, Gilbert (2008) El modo de existencia de los objetos técnicos. Buenos Aires : Prometeo Libros.
  • 1. Toutes les citations de Félix Luque sont extraites d’un entretien mené le 24 juin 2015