Welcome to the Future Interview: Suzanne Treister

Suzanne Treister est née à Londres en 1958. Formée à la peinture, elle utilise différents médiums, dont la vidéo, internet, les technologies interactives, la photographie et le dessin. Elle est l'auteur d'un unique cd-rom, accompagné d'un livre, No Other symptoms – Time travelling with Rosalind Brodsky qu'elle a écrit, conçu, et programmé entre 1997 et 1999.

Après avoir fréquenté assidûment les salles d'arcades (de jeux vidéo) dans les années 1980, et réalisé des écrans de jeux imaginaires sur son Amiga au début des années 1990, Suzanne Treister s'invente un alter-ego, Rosalind Brodsky, exploratrice temporelle qui officie pour l'Institute of Militronics and Advanced Time Interventionality au XXIe siècle. Brodsky a enquêté sur des projets de recherche militaire menés par cet institut imaginaire qui ont abouti en 2006 au projet HEXEN 2039, une investigation sur le développement de nouvelles technologies de "mind control" à travers une série de diagrammes, dessins et photographies. Treister poursuit son exploration de la généalogie des technologies de l'information dans HEXEN 2.0, délaissant la part fictionnelle pour se focaliser sur le développement de la cybernétique, l'histoire des ordinateurs et de l'internet, et l'avènement de la société de contrôle.

http://www.suzannetreister.net/suzyWWW/No_Other_Symptoms/contents.html
http://www.suzannetreister.net/suzyWWW/CDROMinfo.html

Avant de créer votre avatar ou alter ego Rosalind Brodsky, vous avez créé des écrans de jeux vidéos fictionnels ou conçu des emballages de logiciels imaginaires? Qu'est-ce qui vous a décidé à créer une œuvre pour cd-rom?

Le projet Rosalind Brodsky, démarré en 1995, a pris la forme d'une narration biographique accompagnée parallèlement de plusieurs costumes et objets pour voyager dans le temps. En 1996, j'ai commencé le site web de Brodsky qui incluait un vaste journal de bord sur ses voyages dans le temps ainsi que la poursuite du projet sur d'autres médias comme le son et la vidéo. Étant donné l'énorme quantité de matériel que j'avais développé pour le projet dans tant de médias variés, un cd-rom me semblait s'imposer, pour rassembler tout ceci dans un endroit navigable, basé sur le temps, mais non linéaire.

Considériez vous le cd-rom comme un nouveau média? Existait-il quelque chose de l'ordre du cd-rom art?

Oui, l'art sur cd-rom existe. Je ne suis pas sûre d'en avoir vu vraiment au moment où j'ai commencé à démarrer le mien, mais il faisait déjà l'objet de discussion sur différentes listes de discussion. Les gens ont commencé à utiliser le terme de multimédia interactif pour ce genre d'œuvre et par la suite, il y eut beaucoup de débats quant à la réalité de l'interactivité du cd-rom. À savoir, si l'œuvre permettait à l'utilisateur de générer un feedback ou un contenu, ou s'il pouvait juste cliquer et bouger autour d'éléments, un peu comme dans un vieux site web. La première option était la plus attractive politiquement et la plus cool pour la majorité. C'est amusant de constater que maintenant que tout a migré en ligne, ces contenus "cools" générés par les utilisateurs finissent chez la NSA. Mais à l'époque, c'était, je suppose, lié à ces idées d'esthétique relationnelle qui étaient également en train de s'enraciner dans le monde de l'art contemporain. Bizarrement en même temps, un cd-rom d'art ne pouvait pas stocker les données de son utilisateur. ROM signifie Read Only Memory.

Qu'est ce qui en tant qu'artiste vous plaisait dans ce format?

C'était très excitant d'être capable de créer un espace qui ressemblait à un jeu vidéo, où l'utilisateur pouvait virtuellement se déplacer à travers l'environnement que vous avez créé, entrer dans des chambres, regarder des vidéos. C'était possible d'utiliser du son, des images, du texte, des animations et plus ou moins tout ce qu'on voulait dans n'importe quelle configuration, à travers des couches multi-dimensionnelles à pénétrer, naviguer et découvrir. Cette nouveauté était euphorisante et libératrice et c'était aussi un défi d'apprendre à utiliser le logiciel de création Director. De nouvelles idées émergeaient pratiquement chaque matin.

Avez vous souvenir d'un cd-rom que vous avez aimé ou qui vous a marqué?

Pas en particulier. Je travaillais dans le sud de l'Australie à cette époque et je n'avais pas vraiment d'argent pour me rendre à tous les festivals internationaux de nouveaux médias où ces oeuvres étaient présentées. J'en ai finalement vu quelques unes mais je n'ai pas été très enthousiasmée. Je pense que c'était plus excitant de faire son cd-rom que de naviguer dans ceux des autres.

L'un des problèmes, rétrospectivement, c'est que si vous vouliez voir ces oeuvres sur cd-rom, vous deviez vous rendre souvent dans un espace d'exposition, et le temps imparti était limité. Vous ne saviez pas combien de temps il fallait pour regarder chaque œuvre. Ces cd-rom d'art étaient vraiment mieux adaptées à la consultation à domicile, comme un livre, mais ils n'étaient pas non plus faciles à acheter. Un copain rencontré à Sydney a créé plus tard un site web pour les vendre, peu de temps avant que toute la hype entourant le cd-rom ne s'écroule.

J'ai estimé que mon cd-rom demandait environ trois heures d'exploration pour l'épuiser et ainsi, j'ai commencé à le montrer projeté en grand dans un espace sombre avec une souris, et des infos sur le temps qu'il faudrait au visiteur pour le voir en entier. Et quand le cd-rom est sorti, j'ai également exposé le livre qui l'accompagnait comme un guide. Ceci permettait une expérience plus immersive pour le public.

Mais en y réflechissant, la vraie inspiration m'est venue des jeux vidéos qui étaient le sujet de mes œuvre depuis la fin des années 1980. J'avais continué de suivre leur développement depuis les jeux basiques qui existaient lorsque j'étais enfant, au casque de réalité virtuelle que j'expérimentais au Trocadero à Londres dans les années 80, aux derniers jeux comme Myst et Riven, sortis sur cd-rom, et j'étais excité par l'idée d'être capable de faire une oeuvre artistique avec ce genre d'espace virtuels navigables et interactifs, mais avec mes propres idées et histoires inventées.

Le CD-Rom a été publié par l'éditeur Black Dog Publishing. Qu'en était-il de la diffusion de ces créations artistiques sur cd-rom? Ont-elles trouvé leur place sur les rayonnages?

J'ai eu la chance d'obtenir une subvention de l'Australian Film Commission pour produire le cd-rom et de l'Australia Council pour le livre. Ça a permi de trouver plus facilement un éditeur et pour l'œuvre de sortir du milieu des nouveaux médias et d'être diffuser dans les librairies partout dans le monde. Ça a aussi permis aux bibliothèques et universités de le collectionner, le distribuer et l'archiver.

À l'époque, étiez-vous consciente de la rapide obsolescence technique? Est-ce pour cette raison que vous n'ayez fait qu'un seul cd-rom avant de revenir au papier ?

J'étais consciente que la technologie allait avancer et que le cd et le logiciel ne serait sans doute pas toujours opérables. Étant donné que j'avais passé des années sur ce projet, j'avais vraiment envie d'en faire une version sous forme de livre afin qu'il demeure visible sous une autre forme, fut-elle linéaire. Je voulais aussi que le livre soit comme une sorte de guide, étant donné que le cd-rom avait tellement de zones à naviguer que les gens pouvaient en manquer beaucoup s'ils ne découvraient pas tous les chemins.

Mais ce n'est pas la raison pour laquelle je suis retournée à des médias plus traditionnels. C'est parce que j'étais fatiguée de la course aux armements techno et de la main mise croissante des multinationales et des gouvernements sur le world wide web et l'internet. J'ai décidé d'éviter d'utiliser ces nouvelles technologies contemporaines pour mieux les questionner dans mon travail.

Comment analysez vous après coup l'échec du médium?

Dans les années 1990, certaines personnes pensaient que les cd-roms allaient devenir le nouveau cinéma. C'est pour cette raison que l'Australian Film Commission a investi tellement dans ce secteur. Ça n'est finalement pas arrivé, et internet a acquis de nombreuses capacités du cd-rom.

Quelle est l'héritage de ces expérimentations dans la création contemporaine. Quels sont ses descendants?

Il existe toujours des jeux vidéos qui fonctionnent d'une manière similaire et qui sont toujours distribués sous ce format disque. Je n'ai pas vu le genre d'espace que j'ai développé dans mon cd-rom apparaîre dans d'autres formats, médias ou en ligne, en termes artistiques. Concernant l'internet, même si nous sommes nombreux à passer le plus clair de notre temps en ligne, nous sommes impatients, nous ne voulons plus trouver le lien invisible pour naviguer dans la page cachée ou dans des flux de données inintelligibles (comme c'était le cas dans certaines œuvre anciennes de net.art), pas plus que nous ne voulons rester à l'intérieur d'un même site trop longtemps, à moins que nous ne soyons en train de regarder un film, etc.
Le design corporate l'a emporté sur les esthétiques de navigation. Peut être que surfer sur le web en général (du moins en mode voyage-découverte plutôt qu'en trip shopping-tchat-tweeter...) procure une expérience similaire au cd-rom? Pas vraiment, en fait. Un cd-rom d'artiste avait la particularité d'être un monde complet et fermé. Pour moi, mon cd-rom était comme un roman/film virtuel multimédia immersif, où le contenu généré par l'utilisateur était dans l'esprit du spectateur, pour eux l'emporter plutôt que de le réinjecter au contenu.

Pensez vous qu'il soit important de préserver ces expériences et sous quelles formes?

Oui, bien sûr. C'était une intéressante faille dans le temps, une tentative authentique de rassembler tous ces médias en un seul format. Je pense que l'émulation pourrait être une solution. S'il y avait un endroit où je pouvais envoyer mes fichiers originaux afin que l'œuvre puisse être navigable en ligne, exactement comme ça l'était sur CD-rom, je le ferais certainement.

Propos recueillis par Marie Lechner, journaliste spécialiste des cultures numériques et chercheure à Pamal (Preservation-Archeology-Media art Lab) à l'École supérieure d'art d'Avignon (pamal.org)