Welcome to the Future Interview: Étienne Mineur

Enseignant à l'ENSAD, l'école supérieure des arts décoratifs de Paris, à l'Ensci et professeur invité à HEAD (haute école d'art et de design) de Genève, en media design, Etienne Mineur, graphiste passionné d'interaction, est aussi le cofondateur et directeur artistique du studio de design Incandescence en 2000, connu pour ses sites web innovants. En 2009, il est confondateur et directeur de créations des éditions volumiques, laboratoire de recherche sur le livre, le papier et leurs rapports avec les nouvelles technologies (livres interactifs, augmentés, jeux hybrides tangible/numérique.)

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans l’édition sur support cd-rom?

Je travaillais auparavant sur des bornes interactives et aussi sur des applications pilotant des laserdiscs… le passage au cd-rom s’est donc fait très naturellement. De plus, les logiciels que nous utilisions (Director et HyperCard) étaient aussi compatibles pour le support cd-rom, donc la transition fut assez logique (techniquement / design / ergonomie…).

Je pense que le cd-rom fut juste un moment et qu’il fut à ce moment précis le réceptacle que ce que l’on pourrait considérer comme de l’art interactif / design interactif.

Considériez vous le cd-rom comme un nouveau support ou un nouveau media? Existait-il quelque chose comme du « cd-rom art"?

Je pense que le cd-rom fut juste un moment et qu’il fut à ce moment précis le réceptacle que ce que l’on pourrait considérer comme de l’art interactif / design interactif. Par exemple les travaux de John Maeda (les Reactive Books) furent d'abord diffusés sur disquette, puis dès l’apparition du cd-rom, ces mêmes travaux furent proposés sur cd-rom (plus pratique, moins cher à produire, plus solide…).

Mes travaux sur bornes interactives (pour la Fnac, préfecture des Yvelines, musée…) pouvaient aussi bien se trouver sur cd-rom ou sur disque dur, il n’y avait pas beaucoup de différences en termes de design et d’écriture.

Quelles sont les nouvelles opportunités offertes par le cd-rom pour les créateurs de contenu? Ses spécificités? Et pour les éditeurs?

Ce fut avant tout un support de diffusion, de grande capacité (pour l’époque), pas cher à produire (on utilise les mêmes chaînes de production que les CD Audio) et prenant peu de place (généralement plus fin qu’un livre). C’est après les disquettes, le premier support physique de diffusion grand public d’un contenu numérique.

Pour les éditeurs et les diffuseurs, cela ne changeait pas beaucoup des livres. Nous gardions une chaîne classique : producteur / éditeur / auteur / diffuseur / distributeur… contrairement à la diffusion de support dématérialisé actuel qui remet en question toute la chaîne de diffusion.
Pour les créateurs de contenus (qui venaient principalement du livre), c’était une grande opportunité de se frotter au son, à l’animation, et à une toute nouvelle forme d’écriture (graphisme, texte, son et surtout interactivité).

Le cd-rom a-t-il été réellement une « révolution", ou simplement un support permettant de concilier des formes pré-existantes?

Ce fut pour moi avant tout la transition d’un langage qui s’était déjà développé dans les bornes interactives, les premiers jeux sur disquettes. La grande différence fut cette nouvelle capacité de stockage réellement très importante pour l’époque (d’où ces cd-rom sur les collections des musées avec un grand nombre d’images à découvrir).

Pour le grand public, ce fut avant tout la possibilité de voir des images en «haute définition» et en couleur sur écran. Les Français connaissaient déjà l’interactivité grâce au minitel, mais ce fut à mon avis cette possibilité de rajouter du son, de l' animation, du texte et de l'image en même temps qui fut réellement un changement très important.

Il faut tout de même noter que le jeu vidéo était aussi très avancé techniquement à l’époque et proposait aussi ce « multimédia interactif » mais avec un contenu très différent.

Quel a été le cd-rom qui vous a donné envie de vous lancer? Qui vous a le plus marqué? Que vous jugez le plus innovant?

Je travaillai avec Index + déjà dans ce domaine du design interactif avant l’apparition du cd-rom, donc nous nous sommes lancés dans le cd-rom très tôt sans trop de référence. Par la suite, le jeu sur cd-rom Myst m’avait assez impressionné, non par son gameplay, mais par cette profusion d’images de grandes qualités que l’on découvrait à travers cette aventure. Le plus aboutis des cd-rom, le plus beau, le plus intelligent… ce fut sans aucune hésitation : L’alphabet de Murielle Lefèvre, Frédéric Durieu et Jean-Jacques Birgé d’après Kvĕta Pacovská.
Il y a eu aussi les cd-rom américains comme The Complete Maus, Laurie Anderson’s Puppet Motel, et The Society of Mind avec Marvin Minsky.

Je me suis retrouvé au rayon numérique de la Fnac avec côte à côte le jeu vidéo Doom et le cd-rom du musée d’Orsay au même prix

Quelles étaient les principales difficultés rencontrées pour distribuer et populariser ce nouveau support d’édition ?

Le nombre de personnes ayant un ordinateur ET un lecteur de cd-rom était très réduit (et c’était surtout les joueurs sur PC qui possédaient des grosses configurations permettant de jouer des jeux sur cd-rom). Le prix était aussi important, par exemple, je me suis retrouvé au rayon numérique de la Fnac avec côte à côte le jeu vidéo Doom et le cd-rom du musée d’Orsay au même prix (on peut donc imaginer que le public possédant un ordinateur à cette époque allait plutôt acheter un jeu pour ce prix-là). Bref, la population intéressée par les collections des musées et possédant une machine capable de lire ces cd-roms à son domicile était extrêmement limitée.

Comment analysez vous à postériori l’échec de cette production éditoriale sur ce médium?

Une grande majorité des « auteurs » étaient des personnes issues du livre et non pas de l’audiovisuel, le fait de réfléchir aussi en terme d’images et d’animations n’étaient pas évident à cette époque. Toutes les professions (design sonore, graphiste, animateur, développeur, rédacteur…) devaient se plier à des contraintes techniques tout à fait nouvelles et très dures à maîtriser. Nous faisions donc au début juste une transposition du papier vers l’écran (avec les mêmes codes…) pour petit à petit se détacher des codes du papier (les fameuses pages qui tournent).

Les contenus étaient essentiellement textuels (en tout cas pour les cd-roms culturels français) et ne donnaient pas assez d’importance à l’image et au son. Par la suite, nous avons beaucoup plus travaillé l’image et le son afin de développer une écriture réellement audiovisuelle. Personnellement, mes inspirations typographiques étaient les génériques de films et les habillages des chaînes de télévision (Canal + d’Etienne Robial par exemple) plus que la typographie classique issue des affiches et des livres. D’ailleurs, dans l’Alphabet que je considère comme le plus bel exemple de cd-rom, il n’y a pas de texte, uniquement des lettres animées.

De plus lire du texte sur écran, n’était (n’est) pas évident.

Quels enseignements en retirer pour les modèles économiques ou d’usage dans l’édition numérique actuelle?

Le cd-rom est en fait arrivé en même temps que le Web (début des années 90) et les premiers jeux vidéo en 3D temps réel (Doom date de 1993), il s’est donc retrouvé à mon avis bien à l’étroit entre ces jeux très rapides et impressionnants et cette incroyable interactivité que l’on pouvait retrouver sur les premiers sites web (même si le web s’est vraiment développé que vers 1996-97 en France).

Contrairement aux cd-roms vendus et diffusés comme des livres, l’arrivée du web et du gratuit a totalement changé les pratiques. Les éditeurs historiques ont paniqué et bloqué beaucoup de projets. Pendant presque 10 ans, ils n’ont donc pas du tout travaillé dans le domaine numérique (je généralise et caricature). L’arrivée du smartphone a encore tout modifié (diffusion, usage, distribution, prix…) mais on revient doucement à un modèle payant (abonnement, application à acheter…), ce qui devrait leur permettre de retrouver leurs marques.

De plus, l’écriture « interactive » s’est généralisée (web, jeu vidéo, réseau social…) et les auteurs sont donc beaucoup plus aptes à développer des contenus spécifiques sur ces nouveaux moyens de diffusion.

Le cd-rom culturel fut tout de même un formidable moment où nous avons pu expérimenter de nombreuses choses avec un contenu passionnant. Il fut une école de l’interactivité pour de nombreuses personnes qui par la suite ont pu migrer vers le jeu, le web, le ludo-éducatif…

Leurs descendants sont les webdocs où l’on retrouve un peu le même langage et mode de représentation, ainsi qu'un certain jeu narratif. Ou encore les visual novels japonais par exemple.

Quels sont les héritages de ces expérimentations sur cd-rom pour la création contemporaine et l'édition numérique? Quels sont ses descendants dans le domaine de l’édition?

Le web est arrivé très vite. Personnellement dès 1992-93 j’ai découvert internet et surtout le Web et j’ai commencé à migrer vers ce nouveau « support », même si les contraintes techniques étaient beaucoup plus fortes (fini les grandes images, les animations…) ce fut une grande régression du point de vue des possibilités graphiques. Mais les bases de l’ergonomie, du design d’interactivité étaient là et nous avons donc pu adapter sur le web ce que nous avions défriché sur le cd-rom (les premières années furent tout de même assez difficiles.

Leurs descendants sont les webdocs où l’on retrouve un peu le même langage et mode de représentation, ainsi qu'un certain jeu narratif. Ou encore les visual novels japonais par exemple.

Pensez vous qu'il faille préserver ces contenus? Si oui, à quel titre et sous quelle forme?

Mes archives de cd-rom ont déjà commencé à s’abîmer, j’ai plusieurs de mes cd-roms qui sont devenus illisibles (et mes fichiers d’origine sont pour la grande majorité illisibles car stockés sur des supports magnéto optiques). Nous devrions pouvoir tout transférer sur disque dur et utiliser des émulateurs afin de pouvoir toujours les consulter.

Propos recueillis par Marie Lechner, journaliste spécialiste des cultures numériques et chercheure à Pamal (Preservation-Archeology-Media art Lab) à l'École supérieure d'art d'Avignon (pamal.org)