Welcome to the Future Interview: Geert Lovink

Geert Lovink est un théoricien des médias néerlandais, critique du net et activiste. Il a étudié les sciences politiques à l'Université d'Amsterdam (MA) et est titulaire d'un doctorat à l'Université de Melbourne. Ancien rédacteur en chef de la revue d'art médiatique Mediamatic (1989-1994), il a été nommé en 2004 professeur de recherche à la Haute École d'Amsterdam et professeur agrégé à l'Université d'Amsterdam. Il est le directeur fondateur de l'Institute of Network Cultures, et le fondateur de projets sur Internet tels que nettime et fibreculture. Parmi ses récentes publications, on trouve: Dark Fiber (2002), Uncanny Networks (2002), My First Recession (2003), Zero Comments (2007) ou encore Networks Without a Cause: A Critique of Social Media (2012).

Quand et pourquoi vous êtes-vous intéressé au CD- Rom?

Je me suis intéressé au CD-Rom au début des années 1990, lorsque ces disques, qui avant n'étaient que des supports de stockage de base de données ennuyeuses, se sont transformés en Gesamtkunstwerk multimédia bien réalisés tels les titres de Voyager. Début 1989, j'étais devenu un des éditeurs de la revue d'art vidéo Mediamatic alors sur ​​le point de s'ouvrir au multimédia et au cyberespace. Au début cela se résumait à l'hypertexte, mais très vite il est devenu possible d'utiliser du son, des images en mouvement, et la navigation est devenue beaucoup plus amusante.

Ce qui rend les CD-Roms si uniques est aussi leur plus grande faiblesse: c'est un environnement fermé, une monade de données.

Considériez vous le CD-Rom comme un nouveau média? Existait-il quelque chose de l'ordre du CD-Rom art?

Les CD-Roms étaient et sont toujours un art majeur. Certains d'entre eux sont très poétiques, mystérieux et complexes. Déjà à l'époque ils ne fonctionnaient que sur certains appareils, certains plug-ins étaient nécessaires, une souris, etc.

Ce qui rend les CD-Roms si uniques est aussi leur plus grande faiblesse: c'est un environnement fermé, une monade de données. Les meilleurs CD-Roms sont plus complexes que l'Internet d'aujourd'hui, et ce 20 ans après. En particulier si vous les regardez du point de vue de l'utilisateur moyen, aujourd'hui enfermé dans les schémas limités de la culture dominante des plateformes de réseaux sociaux. Inutile de dire que les CD-Rom n'étaient PAS sociaux.

Il s'agissait d'explorer des espaces de données. C'était par nature psychédélique et orienté contre les architectures des médias traditionnels. Certains étaient un peu pédagogiques, au mieux plutôt osés, avec un côté sombre qui était tout simplement maladroit. Le désir central des CD-Roms était de faire voler en éclats les formes traditionnelles de navigation. C'était expérimental, avec parfois des interfaces critiques destinées à nous ouvrir à la fois l'esprit et le corps. L'approche était anti-conviviale avant la lettre : l'idée n'était pas de créer des expériences utilisateur lisses et faciles. Bien sûr, plus tard cela s'est retourné contre le CD-Rom et la classe dévouée de ses concepteurs multimédias qui avait considérablement grandi en taille autour de 1996-1997, y compris au travers des diplômes (commerciaux) et programmes des départements universitaires et d'écoles d'art en médias.

Y'avait-il une différence entre les productions européennes et américaines?

Il est tentant de penser que oui, mais je dirais non. Une fois que les artistes et les designers 'ont compris' Macromedia Director, des CD-Rom intéressants pouvaient venir de partout. Tout tournait autour de la narration, et certaines personnes adorent ça. Pour l'avant-garde des nouveaux médias du milieu des années 90, les CD-Rom étaient des objets à la mode. Les geeks informatiques hardcore détestaient ce côté narratif et pensaient que ce n'était que des conneries, de la gnognotte. C'était un choc culturel bien plus intéressant que celui entre l'Europe et les États-Unis. On pourrait dire qu'avec le triomphe final du Web, les geeks ont gagné. Le rôle des geeks dans les grandes productions de CD-Rom a été minime. À l'âge d'or du CD-Rom, ces productions étaient de toute façon plutôt structurées à la manière des productions cinématographiques, y compris la structure du budget, des tournages, des story-boards, etc.

Quelles étaient les spécificités nouvelles du CD-Rom pour les créateurs et les artistes? Quelles étaient alors les nouvelles opportunités offertes?

Le CD-Rom a positionné les créateurs aka «réalisateurs » dans le rôle du pilote. Aujourd'hui ce n'est plus le cas avec le déclin de la page d'accueil et du site web (personnel). De nos jours les contenus doivent être centralisés, contextualisés, méta-tagués, afin de les rendre trouvables et appropriés pour les médias sociaux, leur machinerie publicitaire et leurs partenaires en surveillance. L'arrivée en force des plateformes sociales a vraiment tué les créateurs comme figures centrales, même si beaucoup ne le ressentent pas comme cela. C'est bien sûr très agréable d'obtenir des liens et des likes, mais les artistes paient un prix élevé en termes de liberté. Les médias sociaux sont tellement limitants. Regardez la façon dont les smartphones dirigent l'esthétique des jeunes, et à quel point leurs goûts sont devenus conformistes. De nos jours, il y a une dictature de la foule (et le selfie en est un bon exemple). À certains égards, on se retrouve comme dans les noires années 70. Aujourd'hui, il est impossible pour la culture du zine de faire partie de l'infrastructure hégémonique des médias sociaux.

Le CD-Rom a-t-il été réellement une "révolution", ou simplement permis la convergence de formes d'art pré-existantes?

Je crains que 'révolution' ne soit pas le bon terme. Ce sont les changements politiques de 1989 qui étaient révolutionnaires. Les années 1990 ont été dominées par l'arrivée du néo-libéralisme, aussi dans les arts et la culture, par la techno et les raves, et une culture d'entreprise terriblement ennuyeuse qui a montré son hégémonie par des privatisations impitoyables. La seconde moitié des années 90 semblait excessive et insouciante, en particulier en comparaison avec la période post-11 septembre, et c'était une période de croissance économique dans de nombreux endroits. La «démocratisation» des PCs et l'arrivée de ces machines multimédias dans les arts et la culture fait partie de ce zeitgeist.

Quel a été le CD-Rom qui vous a le plus marqué? Votre préféré?

Bien sûr, les titres de Voyager ... Ceux produits par Willem Velthoven et son équipe à Mediamatic, y compris ceux de Jodi... J'ai aussi de bons souvenirs des œuvres de l'artiste finlandaise Marita Liulia. J'ai assisté de près à quelques-unes de ses productions. Puis il y a Annotated Archive from the Cold War de George Legrady en 1994 et Cyberflesh Girlmonster de Linda Dement en 1995.

Quelles étaient les principales difficultés rencontrées pour populariser ces contenus?

Excusez-moi, mais les CD-Roms n'ont jamais été populaires. Bien sûr, il y avait des fantasmes d'éditeurs, et quantité de scénarios New Age futuristes. Mais au final, il n'y avait pas assez de PC pouvant lire ces disques. Pour finir, le CD-Rom a été tué par la montée en puissance du Web. Nous le savons tous... La vraie qualité des CD-Roms se trouvait dans leur forme hybride.

Il y avait des fantasmes d'éditeurs, et quantité de scénarios New Age futuristes. Mais au final, il n'y avait pas assez de PC pouvant lire ces disques.

Comment analysez-vous par la suite l'échec de ce médium?

Il fut tragique pour certains, mais la plupart des acteurs ont évolué et se sont remarquablement bien débrouillés par la suite. Le début des années 2000 n'a pas été amusant, ça c'est sûr. J'ai toujours espéré que 20 à 50 ans plus tard, les fonctionnalités du CD-Rom soient possibles sur le Web, sur les smartphones et les tablettes, mais il n'y a pas encore de signe d'une «renaissance» de l'ère multimédia. Au lieu de cela, nous avançons dans une voie à sens unique, définie et conçue par les capital-risqueurs de la Silicon Valley et leurs esclaves geek (mâles) et leur économie dirigée par la publicité et leur rêve fasciste de conversion des plateformes en services mobiles omniprésents, transparents, invisibles, visant à écraser la diversité culturelle et la multiplicité des initiatives peer-to-peer.

Quel est l'héritage de ces expériences pour la création contemporaine et de l'édition numérique?

Pendant quelques années l'expertise «multimédia» a disparu. Macromedia Director a été remplacé par le HTML, le CSS et peut-être par Java, Ajax ou PHP en fonction des personnes. Quelqu'un devrait enfoncer la porte, prendre le contrôle et faire sauter le modèle culturel dans son ensemble, qui limite aujourd'hui notre imaginaire collectif. Recommencer à zéro, avec un écran vide. C'est seulement alors que l'héritage multimédia des années 1990 pourra vraiment s'épanouir et être jugé sur la base de ses qualités novatrices et étranges. Je sais qu'il est plus prudent de dire que la connaissance multimédia de cette époque a fini dans l'industrie des jeux vidéo, mais selon moi les jeux vidéo représentent un univers tout à fait différent. La raison pour laquelle j'exclus les jeux vidéo est simple : les CD-Roms étaient des environnements d'information. Les CD-Roms émergent de ce mariage unique entre la conception graphique et l'étude de l'information : l'esthétique des bases de données. L'autre endroit où le «savoir-faire» du CD-Rom a atterri est l'industrie du DVD qui a décollé peu après que le CD-Rom se soit évanoui. Mais il s'agit bien entendu d'un chapitre sombre, tant les DVD sont plus primitifs et liés à Hollywood, à la maffia mondiale de la distribution de films et de l'industrie du porno. N'est-il pas horrible de naviguer dans un DVD ? Qui aurait l'idée de faire un jour une exposition sur le DVD ?

Pensez-vous qu'il est important de préserver les contenus des CD-Roms? Et si oui, sous quelle forme?

Bien sûr, je sais qu'il existe des émulateurs qui traduisent le contenu des CD-Roms sur le Web, mais pour être honnête, je ne les ai pas encore utilisés. J'aime votre idée, de présenter les CD-Roms sur le matériel d'origine. Mais ce qui est le plus important, c'est de préserver les principes de conception et de les enseigner aux prochaines générations de designers. À l'heure actuelle, il y a un danger immédiat que la discipline du design quitte totalement le champ d'Internet, parce que nous sommes attirés par le "post-numérique" et que nous revenons tous à nos pastorales hors-ligne analogique et locales. Nous devons rejeter ce romantisme! Revoir les CD-Roms qui un jour nous ont montré la voie que d'autres architectures informationnelles sont possibles! Cette cyber-utopie n'avait rien de mauvais... ce qui était douloureux, c'était son esthétique innocente, douce et tendre. La visualisation de l'information peut être tellement plus riche que ces statistiques transformées en nuages de données colorés.

D'autres architectures informationnelles sont possibles! Cette cyber-utopie n'avait rien de mauvais.

Pourriez-vous nous donner un petit aperçu des CD-Roms en relation à l'histoire de Mediamatic?

Cela ne peut être que strictement autobiographique. Depuis le début des années 1990, j'avais choisi d'appartenir à «l'autre côté» et de comprendre ce que les environnements en réseau avaient à offrir. À l'époque, les réseaux informatiques étaient rudimentaires et peu fiables, principalement textuels, c'est certain pour l'Internet. Avec mon bagage de squatter et d'activiste j'ai choisi le côté social et communautaire, et non pas les univers fantaisistes multimédias autonomes. Les CD-Roms étaient pour moi des objets exotiques ponctuels, remplis d'inconnus et conditionnés par une esthétique numérique. Il y a des choses à dire en constatant ce côté «femme» par rapport au côté «masculin» du matériel informatique et de la théorie des systèmes. Même s'il serait exagéré de voir dans la scène CD-Rom un projet féministe, il est sans doute vrai que la production de CD-Rom a donné plus d'espace aux femmes, par rapport au monde uniquement masculin de l'informatique qui a conduit les débuts d'Internet.

Mediamatic était et est depuis une bonne dizaine d'années encore, un projet d'arts visuels. Pendant cinq ans, j'étais responsable de la théorie des médias et des critiques de livres. En tant que magazine d'arts, Mediamatic fait partie du monde des musées et des galeries. Ceci explique son intérêt pour les CD-Rom, qui, dans les années 90 ont souvent été «exposés» au cours de festivals, de conférences et d'expositions (de la même manière qu'aujourd'hui rétrospectivement). On ne supposait pas encore que tout le monde disposait de l'ordinateur adéquat à la maison (ou d'un ordinateur tout court...).

Je n'étais pas du tout impliqué dans la production de CD-Rom. Pour autant que je puisse dire, six CD-Rom Mediamatic ont été produits au total, mais tous n'ont pas été conçus et produits par Willem Velthoven. Le magazine (papier) qui s'est arrêté peu de temps après mon départ autour de 2000, était un véhicule de distribution pour les CD-Rom. C'était, et ce l'est toujours aujourd'hui, le vrai cauchemar: comment commercialiser, distribuer et vendre tous ces objets ? C'est pourquoi les CD et DVD meurent aussi maintenant. Ces deux derniers n'ont pas encore atteint le statut culte d'objets de collection, comme les disques vinyls. J'espère que les cassettes audio seront également de nouveau à la mode bientôt. Elles le méritent. Les CD-Roms y sont presque, et ce aussi grâce à vos efforts à Bruxelles !

Propos recueillis par Marie Lechner, journaliste spécialiste des cultures numériques et chercheure à Pamal (Preservation-Archeology-Media art Lab) à l'École supérieure d'art d'Avignon (pamal.org)