Welcome to the Future Interview: Pierre Lavoie
Pierre Lavoie a été président et directeur de création d'Hyptique, l'un des 3 ou 4 studios multimédia qui ont fait la culture interactive en France de 94 à 2005. Hyptique a réalisé une grande partie de la production culturelle de cette décennie et a aussi publié plusieurs titres sous son nom, principalement dans le domaine de la musique.
Pierre Lavoie a fondé l'association Numer en 2000, introduisant le terme de design interactif en France et organisant la rencontre de dizaines de designers internationaux avec un très large public. Il a cédé Hyptique en 2011 et œuvre aujourd'hui comme consultant sur des projets de déploiement numérique auprès des acteurs de la culture.
Qu'est ce qui vous a donné envie de vous lancer dans le CD rom?
Après avoir été galeriste puis linguiste, ce qui, via l'intelligence artificielle, m'a amené à l'informatique puis aux interfaces homme machine, j'ai vu le multimédia se matérialiser pile au centre de mes intérêts : la culture et l'interactivité. Je suis allé voir les grands éditeurs français en leur démontrant que je comprenais parfaitement leur langage et que je pouvais le traduire dans celui des ordinateurs. Et en un an je me suis retrouvé avec une équipe de 15 salariés et un petit régiment de freelances
J'ai l'impression d'avoir été happé par la vague plutôt que d'avoir délibérément choisi une voie. Je n'étais pas le seul : on retrouvait des architectes, des littéraires, des scientifiques, des journalistes à la tête d'un « studio multimédia ». Tous avaient un parcours pluridisciplinaire qui les préparait à ce grand décloisonnement, et chacun tâchait d'inventer ces nouveaux métiers avec des gens qui, forcément, n'avaient pas été formés pour ça – on ne parlait pas beaucoup de cet enjeu méthodologique mais il était très important, il m'a passionné comme chef d'entreprise et les métiers du numérique d'aujourd'hui portent encore la marque de cette genèse.
Considériez vous le CD rom comme un nouveau support ou un nouveau media? Existait-il quelque chose comme du "cd-rom art"?
Techniquement le cd-rom s'apparente plutôt au support. C'était un nouvel accessoire permettant de transporter des données qu'on ne pouvait jusqu'alors déplacer que par disque dur. Comme vecteur d'acheminement il a donc permis le développement d'un marché – puis a causé son déclin. Dans cette optique, « cd-rom art » peut avoir eu un sens conjoncturel, lié aux modes et aux expressions du temps – mais pas une légitimité étymologique. On pourrait plutôt parler de l'époque cd-rom.
En fait le véritable support, la page blanche, c'est l'ordinateur. L'ordinateur est l'environnement qui permet de spécifier l'objet algorithmique qu'est le programme et que, lorsqu'il servait à prendre la parole (au moyen de textes et/ou d'images et/ou de sons), on appelait alors multimédia – si l'on cherche un média ou un médium, au sens mcluhanien du terme, c'est probablement ça : un programme remplissant à peu près la même fonction que la littérature, le cinéma, la musique, etc.
Quelles sont les nouvelles opportunités offertes par le CD rom pour les créateurs de contenu?
L'ordinateur est semblable au papier : c'est un support qui peut servir à compter, à écrire des textes, des factures, des listes de courses, des contrats ou des partitions, à dessiner des plans, des illustrations, des publicités, des bandes dessinées... La seule différence est le temps : la représentation que l'on couche sur le papier est statique tandis que celle qu'on confie à l'ordinateur peut se dérouler dans le temps (corollaire du célèbre théorème de Turing). Elle se transforme, et la manière dont elle se transforme fait partie de son écriture – c'est l'algorithme, qui peut générer un nombre potentiellement infini de séquences distinctes. L'interactivité sert à orienter ces séquences de transformations dans un déroulement qu'on dit non linéaire.
C'est ce phénomène totalement nouveau de création intellectuelle non linéaire qu'offrit l'ordinateur aux créateurs, et c'est grâce à l'avènement du cd-rom que cette nouvelle discipline a pu trouver un certain public et commencer à se développer, bien qu'elle n'en soit restée qu'aux premiers balbutiements.
Le cd-rom a t il été réellement une "révolution", ou simplement un support permettant de concilier des formes pré-existentes?
La véritable révolution c'est l'ordinateur. Comme l'a fait l'écriture il y a 5000 ans en introduisant la représentation rémanente et plastique de la pensée, l'ordinateur démultiplie nos performances cognitives en nous donnant accès aux transformations de la représentation. On peut désormais aborder la complexité de fonctionnements dynamiques qui n'étaient pas du tout à notre portée auparavant.
Il y avait jusqu'ici la préhistoire, séparée de l'histoire contemporaine par l'arrivée de l'écriture. Cet épisode est désormais terminé : on l'appellera « histoire prénumérique » tandis que l'histoire, ici et maintenant, sera implicitement numérique.
L'appropriation de l'ordinateur par les créateurs (auteurs, réalisateurs, designers...) est un des jalons importants de ce développement. Il arrive relativement tôt dans l'histoire de l'informatique mais il fallut attendre la démocratisation de l'image et du son sur les ordinateurs grand public (circa 1990) et la possibilité de faire circuler des volumes importants de données (le cd-rom) pour qu'un marché et que les métiers de production en rapport puissent s'épanouir.
Il est donc évident que les titres cd-rom qui ressemblaient aux formes préexistantes ne tiraient aucun parti du nouveau support qu'était l'ordinateur. Au contraire, ceux qui harnachaient les nouvelles potentialités de l'informatique se distinguaient très clairement de toute autre forme d'expression antérieure. Mais en même temps, il s'agissait toujours de raconter une histoire, avec des médias a priori traditionnels bien qu'agencés de manière inédite, soumis à de nouvelles contraintes et susceptibles de traitements numériques sans précédents. Bref, chaque discipline pouvait s'y retrouver au prix d'un certain apprentissage, ce qui donnait des objets à la fois familiers et étonnants, fascinants pour beaucoup.
Quel a été le cd-rom qui vous a donné envie de vous lancer? Qui vous a le plus marqué?
Beaucoup des premiers titres étaient intéressants – notamment la production pionnière de Voyager. Xplora1 de Peter Gabriel, aussi, nous a beaucoup servi comme exemple de la qualité média qu'on pouvait viser. C'est curieux comme les contraintes techniques de l'époque (Hypercard, Videoworks...), tellement plus fortes et incontournables qu'aujourd'hui, induisaient une créativité puissante et des produits d'une grande originalité.
Comme tous mes confrères, j'ai identifié des titres marquants qui faisaient avancer notre métier : Circus, Puppet Motel, Freak Show, et plus tard L'alphabet, Isabel, etc. Mais nous étions aussi acteurs du cd-rom dès le départ et, dans le périmètre des projets qui nous arrivaient, nous cherchions toujours à nous positionner au premier plan de l'innovation – avec des titres comme Au cirque avec Seurat, Carton, Proust, Yves Saint-Laurent, La Musique Électroacoustique, etc, et même des réalisations pour enfants comme Ça se transforme, Tom-Tom et Nana, Passeport, etc. qui nous permirent d'inventer un nouveau genre éditorial.
Personnellement, j'ai toujours été moins intéressé par les astuces technologiques et les effets de manche graphiques que par l'adéquation de l'articulation interactive. Ce type d'innovation utile passe souvent inaperçu – sa vocation est de s'effacer derrière le propos.
Quelles étaient les principales difficultés rencontrées pour "démocratiser" ces contenus?
Sur une grosse monographie cd-rom le premier écueil était d'ordre scénaristique. Par exemple nos clients, grandes maisons d'édition françaises vénérables, préconisaient habituellement une sorte de labyrinthe interactif où le lecteur/utilisateur pourrait choisir son propre itinéraire. Ils nous demandaient de structurer le corpus du sujet et de faire en sorte qu'on puisse le parcourir dans tous les sens. Résultat : on y trouvait tout plein de réponses... à des questions qu'on ne se posait pas. C'était mortel. Nous nous sommes rapidement rendu compte que, plutôt que de livrer le propos éditorial en kit, il fallait prendre la parole. Nous avons donc pris le parti de développer systématiquement un parcours linéaire, narration audiovisuelle mais interrogeable qui interpellait l'utilisateur et lui laissait entrevoir le mystère et la complexité du sujet. Ainsi éveillé à l'intérêt du propos, il pouvait ensuite évoluer à son gré entre la surface dynamique du discours et ses fondations factuelles, plus statiques.
Les difficultés étaient ensuite techniques. Les ordinateurs étaient limités, les lecteurs cd-rom plutôt lents... Il fallait composer avec tout ça. Par exemple, les écrans (au début) ne pouvaient afficher que 256 couleurs – à titre de comparaison, tous les ordinateurs affichent aujourd'hui des millions de couleur. En 256 couleurs, il est impossible de faire un dégradé passable. Les tâches d'optimisation pour aménager cette contrainte étaient longues et laborieuses et la conception graphique en était complètement bridée. La faible bande passante des lecteurs de cd-rom et les nombreux bugs des logiciels auteur achevaient de nous compliquer la vie.
Le troisième enjeu, peut-être plus lourd encore, était méthodologique : comment organiser la collaboration entre des scénaristes, rédacteurs, graphistes, musiciens, animateurs et développeurs informatiques dans une dynamique convergente vers un produit d'édition de qualité et techniquement fiable, tout en maîtrisant le planning et les coûts, sachant qu'il était impossible d'avoir une idée parfaitement claire du projet avant de l'avoir terminé ? C'était du grand art.
Nous subissions aussi un frein économique important. Le pressage coûtait cher, la distribution retenait parfois plus de 60% du prix de gros, le détaillant gardait une marge énorme... En conséquence il fallait vendre un très (trop) grand nombre de titres pour amortir les frais de production – or les frais de production c'était nous. Là aussi il fallait être ingénieux, d'une part pour trouver des astuces budgétaires, et d'autre part pour vendre à l'éditeur la merveille que nous lui promettions.
Comment analysez vous a posteriori l'échec du medium?
Nous avons vécu cet échec en temps réel, comme une mort annoncée depuis un moment. Contrairement aux autres supports le cd-rom n'avait aucun point fort : il exigeait un poste de consultation fixe (pas comme un livre), comportait un volet technique important (installation compliquées, ressources disponibles, bugs...), était très cher sans pourtant qu'on puisse le consulter avant l'achat (au contraire de la musique), et n'offrait pas une expérience partageable (comme un concert ou un film).
Mais les jeux vidéo, aussi sur cd-rom, présentaient exactement les mêmes handicaps. Ils avaient cependant pour eux un contenu reposant sur le plaisir de jouer – par opposition à la joie de se cultiver... Il est vrai que les produits n'étaient pas toujours passionnants. Les infrastructures économiques se sont effondrées avant que la discipline n'arrive à maturité – à l'exception des titres jeunesse dont le marché a perduré jusqu'au relais qu'a pris la tablette.
Cela viendra. On a vécu un raté de quelques années qui nous a beaucoup appris. Internet n'a pas (encore) su prendre la relève pour des difficultés évidentes de monétisation. La parole interactive n'a pas perdu sa légitimité pour autant et elle finira par émerger d'elle-même.
Quels sont les héritages de ces expérimentations sur CD rom?
Les médias n'ont pas besoin de nous pour s'hybrider. On lit beaucoup aujourd'hui sur support numérique, dans des formats (ePub, entre autres) qui permettent sans problème l'interactivité, la vidéo, la musique... Ces possibilités multimédia ne vont pas moisir longtemps en coulisse : les œuvres littéraires seront bientôt naturellement sonores et animées (certaines le sont déjà). Comment les appellera-t-on ? Je ne sais pas, et c'est peut-être la fin de la littérature comme telle, mais je suis surtout curieux de voir comment elles se délinéariseront forcément en devenant interactives...
Quoi qu'il en soit, je pense que l'étude de nos premiers défrichages devrait apporter aux nouveaux acteurs une meilleure compréhension de l'espace des possibles. La connaissance des classiques est essentielle pour les créateurs contemporains (artistes, designers, graphistes,...) – le multimédia n'est pas différent des disciplines traditionnelles sur ce plan.
Pourquoi pensez vous qu'il faille préserver ces contenus? A quel titre et sous quelle forme?
D'abord, nous avons écrit les premières pages d'une histoire qui, à l'aune de l'aventure humaine, vient à peine de commencer. Comme toujours, le passé va ici donner son sens au présent – il faudra donc y avoir accès pour comprendre et orienter la création. Ou tout simplement pour éviter de répéter l'histoire sans le savoir, ce qu'on constate déjà.
Mais d'une manière plus générale, comment peut-on se lamenter de la difficulté d'exhumer et de déchiffrer les artefacts des cultures anciennes, et en même temps enterrer consciemment (même consciencieusement) nos créations informatiques au fur et à mesure que nous les produisons ? Il est temps de parler d'auto-archéologie.
Il devrait quand même être intéressant de se pencher sur les premières secondes du big bang technoculturel, quand le discours intellectuel est entré en collision avec le numérique et son développement non linéaire. Ce qui s'est passé à cette époque a déterminé des orientations qui marquent encore aujourd'hui nos pratiques interactives.
Enfin il y a une écologie dans cette démarche de réhabilitation. La durabilité, ce n'est pas seulement pour l'énergie et la biodiversité : les savoir-faire ont aussi une valeur, un coût, et ils peuvent disparaître très facilement.
Propos recueillis par Marie Lechner, journaliste spécialiste des cultures numériques et chercheure à Pamal (Preservation-Archeology-Media art Lab) à l'École supérieure d'art d'Avignon (pamal.org)
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